Zone libre

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Songe d'une nuit d'été

Je ne crois pas me souvenir de comment j'étais arrivé là, mais force est de constater que j'y étais bel et bien !
Les planches du ponton se jetant dans l'immensité océane craquaient sous mes pieds, seul le vent et le cri des mouettes habillaient le silence. Il faisait beau, ça je m'en souviens très bien. Le soleil éblouissant m'obligeait à garder les yeux mi-clos mais je ne pouvais m'empêcher de scruter l'horizon…cet horizon infini, cette ligne bleue découpant si finement la mer et le ciel.
Oui il faisait beau ce jour-là, et les nuages épars dispersés ici et là rendaient l'azur moins monotone, alors je me suis assis au bout de la jetée laissant se balancer mes jambes au gré du rythme lancinant des vagues s'échouant sur la plage en contre-bas.
Je n'avais ni envie de fumer, ni de boire, ni même de parler. Je restais là, silencieux, modeste face à la beauté simple et émouvante de ce coin de Bretagne.
Je devais être en Bretagne, du moins ça ressemblait à la Bretagne…bien que je sois incapable de déterminer quelle étendue d'eau salée me faisait face ! En même temps quelle importance ?

Je devais être seul. En tout cas je pensais l'être, rien d'ailleurs ne semblait m'indiquer le contraire bien que je réalisais que je ne m'étais même pas retourné.
Je regardais devant, loin devant, cherchant à atteindre le point le plus éloigné de ce front de mer, comme atteindre l'inaccessible.

Je sombrais dans une torpeur enivrante, bercé du roulis de la mer, du léger souffle du vent, de ces oiseaux marins au rire sardonique…j'étais bien, je ne cherchais rien je crois, du moins je n'en avais pas conscience.

« Papa ! Papa ? »
Au début je n'ai pas fait attention, je n'entendais pas ces mots qui d'ailleurs semblaient se fondre dans le tourbillon de douceurs qui m'enlaçaient doucement.
« PAPA !! »
Merde, mais je connais cette voix…..

« Papa…..tu fais quoi papa ? »


-          Alexis ?? C'est toi ? Mais….mais enfin qu'est-ce que tu fais là et puis…enfin…mais…tu parles ??

-          Ah mon papa !!! J'ai bien cru que tu ne m'entendrais jamais !!

-           ?? Euh…ben désolé mon chéri, mais, vois-tu, je ne m'attendais pas à ce qu'on se retrouve ici, sur un ponton en face de l'océan !

-          Je crois que c'est la mer papa, la Manche même….on doit être en Bretagne mais au nord, là où la terre se termine.

-          Ben tu donnes dans l'étymologie toi maintenant ? Et puis fais attention quand même, va pas te foutre à l'eau !

-          Oh ne t'en fais pas, ici il ne peut rien m'arriver tu sais….oui tu le sais en fait

-          Ah bon ? Et pourquoi je le saurais ?

-          Hmmm ouais, en effet….tu ne le sais pas. Pas encore du moins. Oublie ce que j'ai dit !

-          Mais tu ne m'as pas répondu : qu'est-ce que tu fais ici ?

-          Qu'est-ce qu'on s'en fout ce que je fais ici ? Je suis là, avec toi, c'est le principal non ?

-          Certes…mais tu connais mon besoin de savoir, de connaitre, de comprendre ! Et là…je ne comprends pas bien, alors excuse-moi d'être perplexe

-          Oh oui je t'excuse, ne t'en fais pas ! Et donc tu ne veux pas me dire ce que toi tu fais là, tout seul en train de contempler les mouettes ?

-          Je ne contemple pas les mouettes j'essaie de fixer le point le plus lointain possible sur l'horizon….et j'y arrive pas, j'ai toujours l'impression qu'il y'a un point encore plus loin, encore plus petit, encore plus inaccessible.

-          Ah ouais….t'as des façons étranges de passer le temps dis-moi, c'est quand même un peu con ça non ?

-          Mais enfin, ne parle pas comme ça !? Ta mère va encore dire que c'est de ma faute si tu es grossier.

-          Et elle n'aurait pas tort….elle a rarement tort d'ailleurs

-          C'est vrai. Tu as raison….toi aussi. Et sinon ça n'est pas con de rêvasser, c'est même très utile. On peut se retrouver face à soi-même, se repenser un peu, se poser, tu comprends ?

-          Je crois oui. Mais tu es plutôt face à la mer que face à toi-même tu ne crois pas ?

-          Ah ne prends pas tout au pied de la lettre, laisse-toi un peu submerger par les images. C'est joli une image, même celles qui sont faites de mots. Peut-être même surtout celles-ci d'ailleurs

-          Ah bon ? pourquoi ça ?

-          Et bien parce que si tu dessines la mer, tu n'offres pas la possibilité à celui qui la verra de voir autre chose. Tu lui montres la mer telle que toi tu la vois. Et lui…et bien il la voit aussi telle que toi tu la vois. Alors que si tu lui suggères la mer, si tu lui offres des mots, et bien il la verra comme il la voit lui. Dessiner des images avec les mots c'est offrir des clés mais ça n'est pas ouvrir une porte….tu vois là aussi je te donne des images faites de mots

-          Je comprends…enfin je crois que je comprends. Et donc tu es seul avec toi-même ici ? Tu veux peut-être que je m'en aille ?

-          Non, pas du tout. De toute façon tu ne peux pas partir, tu ne partiras jamais plus désormais.

-          Ah bon ? C'est angoissant ça non ?

-          Non, au contraire, c'est tellement bon. Mais rassures-toi, tu n'es pas forcé de rester à côté de moi pour toujours afin d'y rester…d'ailleurs si tu restes trop longtemps je te foutrais dehors à coups de pompes dans le derrière mon gars !

-          Charmant….on se sent aimé !

-          Tu n'as pas idée comme je t'aime….tu comprendras quand toi aussi tu seras à ma place.

-          Assis sur un ponton ?

-          Non quand toi aussi tu tiendras ton fils dans tes bras, que tu chériras tant sa mère que plus rien ne te sembleras impossible. D'ailleurs rien n'est impossible !

-          Et Maman elle est où ?

-          Je ne sais pas….elle n'était pas là lorsque je suis arrivé. D'ailleurs je ne me souviens pas comment ni quand je suis arrivé ici, et paradoxalement ça ne m'angoisse pas.

-          Vous êtes fâchés avec maman ?

-          Non, on n'est pas fâchés. Pas du tout. Mais parfois on peut avoir du mal à s'entendre, à s'écouter, à dépasser ce qui nous épuise

-          Comme moi ? Moi je vous épuise ?

-          Non toi tu ne nous épuises pas, toi tu nous donnes de la force, de l'amour, de l'espoir…mais tout ce qui va autour nous épuise c'est vrai. Et puis ta mère et moi sommes des grands angoissés ! Alors nos angoisses écrasent parfois le reste et on se retrouve avec des œillères.

-          Maman elle est angoissée ?? J'avais pas remarqué. Toi, oui, ça c'est certain, mais elle t'es sur ?

-          Je crois. Ta mère est très secrète tu sais. Elle se protège beaucoup, enfin elle tente de se protéger mais je ne crois pas qu'elle y arrive toujours. Alors il arrive qu'on ne se comprenne pas. Il arrive qu'on reporte sur l'autre ce qui nous tourmente, c'est un peu le jeu de l'amour à un certain moment.

-          Sympa….ça donne pas très envie.

-          Et pourtant y'a rien de mieux que l'amour tu sais….

-          Tu l'aime maman ?

-          Si je l'aime ?? Je n'ai jamais aimé comme je l'aime, je n'aimerais jamais comme je l'aime, je….oui je l'aime. Elle est ta maman mais elle est la femme de ma vie entière tu sais. Toi un jour tu partiras (à coups de pompes dans le cul s'il le faut comme je t'ai dit) mais nous on restera ensemble. Et on vieillira ensemble, et puis on se tiendra la main jusqu'à la fin

-          C'est gai !

-          Oui c'est gai, c'est la vie, c'est ainsi….et c'est très beau. Un jour tu comprendras, mais ça ne sert à rien que tu te préoccupes de ça aujourd'hui.

-          Alors pourquoi, parfois, tu cries et maman aussi ?

-          Ah…..et bien ça dépend. Ce n'est pas si simple que ça. En fait je crois qu'une des raisons est que j'ai peur.

-          Peur ? Peur de quoi ? Je pensais que t'avais peur de rien !!?

-          Vaste question…..et bien j'ai peur du pire. J'ai peur qu'il arrive quelque chose à ta maman, que l'on se retrouve seuls toi et moi. Alors de manière irrationnelle je m'accroche à des choses rassurantes, palpables, concrètes comme si ça me permettait d'évacuer cette peur. Mais je n'y arrive pas toujours, et puis il faut dire que j'ai cessé de me martyriser alors j'ai besoin d'exutoire.

-          C'est un peu vaseux comme réponse tu ne trouves pas ?

-          Peut-être, mais c'est la vérité….et puis de manière plus prosaïque je dirais que ta mère et moi avons des caractères de chiotte et qu'on a une fâcheuse tendance à refuser d'être mis en faute alors on peut être des monstres de mauvaise foi….donc il arrive que ça pète ! Mais c'est comme ça…et puis ta mère est chiante parfois aussi. Faut avouer.

-          Hé, hé elle dit la même chose de toi….vous êtes marrants tous les deux. Mais pourquoi tu as peur qui lui arrive quelque chose ? Elle est en bonne santé non ?

-          Oui elle l'est, bien sûr qu'elle l'est. Mais elle est fragile ta maman, et j'ai parfois peur qu'à vouloir la protéger je l'étouffe, alors je relâche mon étreinte et alors là j'ai peur qu'elle ne tombe….et puis je ne me remettrai jamais de ce qui m'est arrivé quand j'avais ton âge, et je ne veux pas qu'il t'arrive la même chose. Parce que ma maman à moi quand elle est morte j'étais trop petit pour avoir une vie heureuse, j'ai mis trop de temps à y arriver. J'ai tellement perdu tu sais….

-          Tu veux dire la dame qui sourit sur la photo ? La dame avec son foulard et ses beaux yeux bleus ? C'est ça ? Tu l'appelles Elisabeth et parfois maman aussi…Mais je ne la connais pas moi.

-          Non, c'est vrai. Mais tu sais moi non plus je ne la connais pas. J'étais un peu plus vieux que toi quand elle est partie.

-          Tu peux dire quand elle est morte tu sais. Les euphémismes c'est bon pour les bébés !

-          Mais… oui c'est vrai, tu as raison.

-          Mais je ne comprends pas un truc. Tu me dis que tu ne la connais pas, et pourtant tu étais plus vieux que moi quand elle est morte. Mais moi je connais très bien maman…je la connais par cœur. Je connais son rire, je connais son odeur, je connais ses baisers quand j'ai peur, je connais ses chansons quand je m'endors, je connais ses caresses quand j'ai mal, ses mots, ses gestes, je connais son cou dans lequel je mets ma tête pour être bien, je connais tout !

-          Je sais….c'est aussi ça qui me trouble beaucoup tu sais. Quand je te vois avec ta maman, je m'imagine parfois avec la mienne. Avec Elisabeth.

-          Ben oui ! Mais pourquoi tu dis que tu ne la connais pas, toi aussi tu connais tout ça ! Toi aussi tu connais son rire, ses larmes, son goût, son odeur….tu aussi tu la connais par cœur !!

-          J'ai oublié. On oublie tu sais, c'est ça qui est le plus dur. Ou bien j'ai voulu oublier je ne sais pas. Ou bien j'étais trop petit alors d'autres souvenirs sont venus remplacer ceux-là, et une autre maman est venue….

-          ….remplacer Elisabeth ?

-          Non, jamais ! Une autre maman tout simplement. Mais je les aime toutes les deux pareillement, sauf qu'il y'en a une que je connais fort bien et l'autre que je connais dans mes rêves, dans des lettres, sur des photos, dans les mots des autres…. En fait je suis un sacré chanceux, j'ai eu deux mamans qui m'aiment ! Mais j'ai mis du temps à m'en apercevoir.

-          Mais tu crois que moi aussi j'oublierai ?

-          Non, il n'y a pas de raison que tu oublies, toi tu vas la garder ta maman pour toute ta vie…tu n'oublieras rien, rassures-toi.

-          Mais tu dis que tu l'aimes…mais elle est morte ! Et tu dis toujours que la mort c'est le vide, c'est le rien !

-          Je sais. Mais il n'empêche que je l'aime. Et puis je crois que je me persuade qu'il n'y a rien, je voudrais me persuader qu'il n'y a rien. En fait j'en suis tellement persuadé que ça me fait de la peine pour tous ceux que j'ai aimés et qui sont morts. Comme Elisabeth, mes grands-mères, mes grands-pères, mes amis, Marc…

-          Marc ? C'est qui Marc ?

-          Oh je t'en parlerai un jour, c'est trop triste et tu es trop petit…

-          Pffff j'ai l'impression que je n'ai pas fini de l'entendre ça !

-          Ben ouais mon p'tit gars ! Mais faut dire que tu es vraiment petit.

-          Le pédiatre dit que je suis dans le haut de la courbe !

-          Oui, pour ton poids mon chéri….mais pas pour ta taille. Mais ne t'en fais pas tu es magnifique

-          Je sais.

-           ?? Ah ben bravo la modestie !

-          Mais vous me le dites tout le temps, et moi je vous crois !

-          Ah….ben oui en fait, t'as raison.

-          Dis-donc, ce n'est pas tout ça mais j'ai faim moi….tu veux pas qu'on termine cette conversation un autre jour ?

-          Si tu veux…..mais quand ? Et où ? je ne sais même pas où on est ici !

-          Ici ? On est où tu veux. On est là où on pourra toujours se retrouver si on a envie. Ici on sera toujours heureux, et puis Maman aussi elle peut venir…ici c'est à nous, rien qu'à nous.

-          Ah bon…tu m'as l'air d'en savoir un bout pour un si petit bonhomme dis-moi.

-          Oui je sais, j'ai trop la classe ! On reviendra demain si tu veux.

-          Oui je veux bien, j'ai bien aimé qu'on parle un peu tous les deux. Et puis c'est bien que tu saches pour ta grand-mère

-          Ma grand-mère ? Mais j'ai déjà deux grands-mères ? Elisabeth c'est ta mère, mais c'est pas ma grand-mère…

-          Peut-être. Tu dois avoir raison, j'ai tendance à vouloir tout mélanger, excuse-moi

-          Tu es tout excusé ! Bon et on fait comment pour la bouffe….parce que j'ai faim ! Vraiment faim !

-          Ah oui c'est vrai….et bien je ne sais pas tu veux faire comment ?

-          Et bien je te propose de retourner dans mon lit, tu retournes dans le tien et je te réveille en criant famine ça te va ? Je peux crier « papa » aussi si tu veux….

-          Oui fais ça, parce que ça va peut-être surprendre ta mère de t'entendre crier « Famiiiine !! Famiiine !! »

-          Un jour je le ferai….tu comprendras pas ce qui t'arrive !!

-          Oh ben ça ne changera pas trop….bon allez, file !

-          D'accord….A tout de suite

-          A tout de suite mon chéri…..AH Alexis !

-          Oui papa ?

-          Je t'aime

-          Moi aussi Papa…..bon ben j'y vais ? Je gueule et toi tu viens ?

-          Allez vas-y…

D'un coup je me levais à l'équerre au milieu du lit mais ça n'était pas la sonnerie du réveil qui me sortait du silence de la nuit, Alexis réclamait son petit déjeuner!
Constance dormait délicieusement allongée sur le ventre, la bouche entre-ouverte et les cheveux devant les yeux.
Il faisait déjà jour. Je me suis levé péniblement ânonnant quelques « oui oui mon lapin, ça arrive, un peu de patience… » Tout en me dirigeant dans la cuisine.
Deux temps, trois mouvements et me voilà avec un biberon tiède entre les mains !
En allant vers la chambre du petit je me suis demandé si j'avais rêvé cette nuit…j'avais bien l'impression que j'avais rêvé, mais de quoi ? Impossible de m'en souvenir. Bah pas grave….Voilà voilà mon Alex, j'ai ton bib', tu peux éteindre l'alarme !!

En entrant dans la chambre, Alexis, du haut de ses 16 mois, debout dans son lit hurlant un sonore  PAPA  affamé, me regarda les yeux pleins de tendresse et d'amour.
C'est mon shoot de bonheur du matin, et je ne crains pas l'overdose !
Ce matin-là pourtant j'ai eu l'impression qu'en plus il y'avait de la malice dans son regard, comme une complicité nouvelle.

C'est con mais ce matin-là, j'ai eu l'impression qu'il allait me parler…mais il est trop tôt.
Bientôt….très bientôt.



24/07/2012
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