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Dette mondiale et univers parallèle

Au milieu de la multitude de ceux que j'appelle volontiers mes « maîtres à penser » se trouve un monsieur pour lequel j'ai une affection particulière. Peut-être est-ce parce que j'ai eu l'insigne honneur de le rencontrer un jour et de pouvoir converser quelques minutes. Certes j'étais plus qu'impressionné, donc pas à même de pouvoir débattre, mais je l'ai écouté et je n'ai pas été déçu.

Ce monsieur est Jean Baudrillard.

J'imagine que vous le connaissez, si ça n'est pas le cas je vous conseille vivement d'aller le lire. Sociologue et philosophe, il est mort en 2007 mais nous a laissé un héritage énorme et passionnant. Je pense qu'on lira encore Baudrillard dans 1000 ans, enfin s'il y'a encore quelqu'un sur cette planète…

Un ami m'a envoyé un de ses articles publié dans le quotidien Libération le 15 Janvier 1996.

Ce texte sonne comme une prophétie. Il est plus que troublant et résonne étrangement avec ce qui nous arrive depuis quelques années.

Je vous le livre ici, c'est cadeau…ça me fait plaisir.

 

Bonne lecture :

 

JEAN BAUDRILLARD – DETTE MONDIALE ET UNIVERS PARALLÈLE

 

Affichage électronique de la dette publique américaine à Time Square - un chiffre astronomique de quelque milliers de milliards de dollars et qui augmente au rythme hallucinant de 20 000 dollars par seconde. Affichage électronique à Beaubourg des millions de secondes qui nous séparent de l'an 2000. L'un, le chiffre du temps, diminue régulièrement. L'autre, celui de l'argent, augmente vertigineusement. L'un est un compte à rebours qui tend vers la seconde zéro. L'autre, à l'inverse, tend vers l'infini - tous les deux impliquant, au moins dans l'imaginaire, une catastrophe : celle, dans le cas de Beaubourg, de l'épuisement du temps ; celle du passage de la dette dans l'exponentiel et d'un crash financier mondial dans le cas américain.

En fait, cette dette ne sera jamais remboursée. Aucune dette ne sera remboursée. Les comptes définitifs n'auront jamais lieu. Si le temps, lui, nous est compté, les capitaux absents, eux, sont au-delà de toute comptabilité. Si les Etats-Unis sont déjà en rupture virtuelle de paiement, cela n'aura pas de conséquence - il n'y aura pas de Jugement dernier pour cette banqueroute virtuelle. Il suffit de passer dans l'exponentiel ou dans la virtualité pour être dégagé de toute responsabilité, puisqu'il n'y a plus de référence, de monde référentiel auquel se mesurer.

C'est une situation tout à fait nouvelle que cette disparition de l'univers référentiel. Quand on contemple le tableau d'affichage sur Broadway, dont les chiffres s'envolent, on a l'impression d'un envol stratosphérique de la dette, du chiffre en années-lumière d'une galaxie qui s'éloigne dans le cosmos, de la vitesse de libération de la dette comme d'un satellite terrestre. Et c'est bien de cela qu'il s'agit en effet : la dette se meut sur une orbite bien à elle, avec une trajectoire autonome, celle des capitaux libérés de toute contingence économique, évoluant dans un univers parallèle, affranchis, par leur accélération même, de toute retombée dans l'univers banal de la production, de la valeur et de l'usage. Un univers pas même orbital : exorbital, excentré, excentrique. Avec une probabilité très faible qu'il rejoigne jamais le nôtre.

C'est pourquoi aucune dette désormais ne sera remboursée. Elle peut tout au plus être rachetée en solde pour être reversée sur un marché de la dette - dette publique, dette nationale, dette mondiale -, redevenue elle-même une valeur d'échange. Il n'y a pas d'échéance probable de la dette, et c'est ce qui fait sa valeur inestimable. Car telle qu'elle demeure ainsi suspendue, elle est notre seule assurance sur le temps. Au contraire du compte à rebours qui signifie l'épuisement du temps, la dette indéfiniment différée nous garantit que le temps lui-même est inépuisable... Or nous avons bien besoin de cette assurance virtuelle sur le temps, au moment où l'avenir lui-même tend à s'épuiser dans le temps réel. Blanchir la dette, apurer les comptes, effacer la dette du tiers monde... vous n'y pensez pas ! Nous ne vivons que du déséquilibre de la dette, de sa prolifération, de sa promesse d'infini. La dette globale, planétaire, n'a évidemment aucune signification en termes traditionnels d'obligation et de crédit. Par contre, elle est notre véritable créance collective - créance symbolique par où les personnes, les entreprises, les nations se trouvent assignées les unes aux autres par défaut. Chacun est assigné à l'autre (même les banques) par leur faillite virtuelle, comme des complices le sont par leur crime. Tous assurés d'exister l'un pour l'autre à l'ombre d'une dette inexpiable, imprescriptible, puisque d'ores et déjà le remboursement de la dette mondiale accumulée excède de loin les fonds disponibles : cela n'a donc plus d'autre sens que de lier tous les humains civilisés dans un même destin à crédit. Tout comme l'arme nucléaire, dont l'accumulation mondiale excède de loin la destruction globale de la planète, n'a plus d'autre sens que de lier l'ensemble des humains dans un même destin de menace et de dissuasion.

On comprend alors pourquoi les Américains font si spectaculairement état de leur dette. L'initiative est censée faire honte à l'Etat de sa gestion et alerter les citoyens sur une débâcle imminente des finances et de la chose publique. Mais l'aspect exorbitant des chiffres leur ôte toute signification (même les chiffres ont perdu leur crédit !). En fait, tout cela n'est qu'une gigantesque publicité, si d'ailleurs le billboard lumineux a toutes les allures d'une cote boursière triomphale qui aurait crevé tous les plafonds. La population le contemple fascinée comme au spectacle d'une performance mondiale (alors qu'elles ne s'attroupent guère devant l'horloge numérique de Beaubourg pour voir s'écouler la fin du siècle). En même temps, elle est collectivement dans la même situation que le pilote d'essai du Tupolev qui, jusqu'à la dernière seconde, a pu voir sur son circuit de vidéo interne son appareil piquer au sol et s'écraser. Est-ce qu'il aura eu le réflexe ultime de regarder l'image avant de mourir ? Il aurait pu s'imaginer vivre ses derniers moments en réalité virtuelle. Est-ce que l'image a survécu à l'homme, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, ou l'inverse ? Est-ce que la réalité virtuelle survit à la catastrophe du monde réel ?

Nos vrais satellites artificiels, ce sont la dette mondiale, ce sont les capitaux flottants et les charges nucléaires qui encerclent la Terre de leur ronde orbitale. Devenus artefacts purs, d'une mobilité sidérale et d'une convertibilité instantanée, ils ont enfin trouvé leur vraie place, plus extraordinaire que le Stock Exchange, les banques et les silos : l'orbite où ils se lèvent et se couchent comme des soleils artificiels.

Le dernier en date de ces univers parallèles en voie de formation et de développement exponentiel, c'est celui d'Internet et des réseaux mondiaux d'information. Chaque jour pourrait s'afficher là aussi en temps réel, en millions d'individus et en milliards d'opérations, la croissance irrésistible, l'excroissance d'une information dont l'extension est telle qu'elle n'a plus rien à voir avec une intégration quelconque des connaissances. D'ores et déjà, on peut dire que cet immense potentiel ne sera jamais racheté, au sens où il ne trouvera jamais son usage et sa fin. C'est donc exactement comme la dette : l'information est aussi inexpiable que la dette, au sens où nous ne pourrons plus jamais nous en acquitter. D'ailleurs, le stockage des données, l'accumulation et la circulation mondiale de l'information sont tout à fait semblables à la compilation d'une dette irrémissible. Et là aussi, dès lors que cette information proliférante excède de loin les besoins et les capacités de l'individu et de l'espèce en général, elle n'a plus d'autre sens que de lier l'ensemble des humains dans un même destin d'automatisme cérébral et de sous-développement mental. Car il est clair que, si une certaine dose d'information réduit notre ignorance, une dose massive d'intelligence artificielle ne peut que nous convaincre du déficit de notre intelligence naturelle et nous y enfoncer. Le pire dans un être humain est bien d'en savoir trop et d'être inférieur à ce qu'il sait. C'est la même chose pour la responsabilité et la capacité émotionnelle : la sollicitation perpétuelle par les médias, en termes de violence, de malheur, de catastrophe, loin d'exalter quelque solidarité collective, ne fait que démontrer notre impuissance réelle et nous plonger dans la panique et le remord.

Tous ces univers parallèles, pris dans une logique autonome et exponentielle, sont des bombes à retardement. C'est évident pour le nucléaire, mais cela est vrai aussi de la dette et des capitaux flottants. La moindre irruption de ces univers dans le nôtre, le moindre croisement de leur orbite avec la nôtre briserait immédiatement l'équilibre fragile de nos échanges et de nos économies. Il en serait (ou il en sera) de même avec la libération totale de l'information, faisant de nous des radicaux libres cherchant désespérément leur molécule dans un cyberspace raréfié.

La Raison voudrait sans doute que nous réintégrions ces univers au nôtre, dans un monde homogène : que le nucléaire trouve son usage pacifique, que toutes les dettes soient apurées, que les capitaux flottants soient réinvestis en richesse sociale, que toute l'information s'inscrive dans le savoir. Mais c'est sans doute là une utopie dangereuse. Que ces univers restent parallèles et que leur menace suspendue, leur excentricité nous protègent. Car, tout parallèles et excentriques qu'ils soient, ce sont pourtant les nôtres, c'est nous qui les avons matérialisés ainsi hors de notre portée, comme un ersatz de transcendance, c'est nous qui les avons mis sur orbite comme une sorte d'imaginaire catastrophique. Mais c'est peut-être bien ainsi. Car si la cohésion de nos sociétés était maintenue jadis par l'imaginaire du progrès, elle l'est aujourd'hui par l'imaginaire de la catastrophe.

C'est rassurant de réaliser qu'il existe des esprits si lucides, si affûtés, si brillants…et surtout qu'ils puissent s'exprimer, car des intellectuels il en existe pléthore.

Combien peuvent bénéficier d'une telle tribune ?

 

Je vous souhaite une bonne journée…et puis HASTA SIEMPRE.

N'oubliez pas que la lutte n'est ni vaine ni terminée !

 



20/04/2010
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