Le jugement, la vengeance et la culpabilité
Depuis près de 15 ans maintenant, c’est-à-dire l’époque où,
frais émoulus au sortir de l’école, mes camarades, et moi-même, entrâmes avec
enthousiasme dans le merveilleux et si excitant monde du travail, nous avons
mis en place une mailing-list qui nous permet de communiquer, déconner et
commenter le monde. On l’appelle « Canal-Mail ». Enfin, je l’appelle
comme ça parce que tout ça reste quand même largement informel et improvisé. Il
arrive que des journées entières soient consacrées à commenter les matchs de
foot du week-end, dans ces cas-là il n’est pas rare que nous échangions plus d’une
centaine de mails par jour. Mais il arrive également, et de plus en plus d’ailleurs,
certainement cette insouciance qui nous quitte tous inexorablement, que nous
débattions de sujets bien plus profonds. C’est intéressant souvent, passionnant
parfois, hilarant généralement.
Ben oui, on peut dire des choses intéressantes sans se prendre au sérieux et en
y ajoutant une pincée de cet humour flamboyant qui cimente notre petite
communauté amicale.
Hier le rythme était assez soutenu et nous discutions des plans de sauvetage de
l’euro, des bisbilles franco-allemandes et du cynisme des dirigeants européens.
A ce titre je vous conseille d’aller écouter les dernières émissions de Daniel
Mermet sur
www.la-bas.org qui ont pour
sujet la BCE….c’est édifiant.
Donc on discute, tranquillement, rythme correct donc mais pas non plus une
déferlante de mails comme aux plus beaux jours de nos joutes numériques.
Au milieu de l’après-midi pourtant je vois arriver un mail qui porte un titre
différent. Il est inscrit « Kadhafi est mort ». J’ouvre le mail et en
pleine page, devant mes yeux, se dessine cette image terrifiante du désormais
ex-guide Libyen quelques instants avant sa mort, le visage blanc et rouge,
impassible bien qu’en train d’être lynché.
Le choc fut bien réel. Quelle atroce photo !! Quelle
violence…quel effroi.
Cette image est issue d’une vidéo que je n’ai pas manqué d’aller visionner, et
je me demande si je ne le regrette pas.
Les sentiments qui m’animent au moment de constater le massacre de cet homme
peuvent sembler totalement contradictoire mais pas tant finalement.
Tout d’abord il y’a le dégoût qu’inspire l’image d’un homme en train de se
faire tuer. Quel que soit cet homme, quelle que soit la manière qu’utilisent
ses bourreaux pour arriver à leurs fins, quelles que soient les circonstances,
je pense que je ne m’y ferai jamais.
Attention néanmoins, je ne regrette en rien Kadhafi, bien au contraire, je
regrette simplement cette nouvelle preuve de la bestialité dont est capable l’être
humain.
On est tous des animaux, c’est un fait. Heureusement que nous ne sommes pas
tous des bêtes. Du moins pas individuellement car il y’a fort à parier que ce
côté bestial en nous ne peut pas rester endormi lorsque la foule l’excite. Je
me souviens très bien du procès des époux Ceausescu en Roumanie ou bien de
Saddam Hussein en Irak. Je n’ai jamais accepté que l’on applique la loi du
talion. Kadhafi a martyrisé son peuple durant des décennies, a torturé, tué,
commandité des attentats, soutenus les pires ordures….bref il n’y a rien à
retenir du régime sanguinaire du boucher Kadhafi. Pourtant je regrette ce
procès qui n’aura jamais lieu.
Il est évident qu’il aurait été très compliqué de le juger, que jamais il ne se
serait rendu et que ça n’aurait été qu’au prix d’une volonté d’airain de la
part de la communauté internationale d’œuvrer en ce sens qu’un procès aurait pu
se tenir. Cette volonté, bien qu’affichée, n’était pas assez forte. Le choix
fut laissé aux ex-rebelles de choisir la sanction. Ces gens qui ont tous
soufferts physiquement, dans leurs chairs, des atrocités commises par Kadhafi
et ses sbires étaient-ils les mieux à même d’appliquer la justice ?
Permettez-moi d’en douter, mais comment blâmer celui qui a souffert de vouloir
se venger ? Cela semble compliqué, mais par contre ça n’est en rien
réjouissant. Les peuples n’en sortent pas grandis, et j’espère que cette
poussée de violence barbare, qui peut s’expliquer mais difficilement s’excuser,
ne sera pas comme une tâche dans la Libye future qui est en train de se
dessiner.
L’avenir nous le dira, mais la vengeance n’a jamais permis
de construire quelque chose de solide. Cet acte d’une sauvagerie innommable
peut ressembler à un exutoire, à un passage obligé permettant de solder un
passé tragique, peut-être en effet. Mais ça n’enlève absolument rien à mon jugement.
Dans ma conception à moi de la civilisation on ne tue pas les gens. Quels qu’ils
soient. Le monde avait à y gagner de juger ce bourreau, ce pantin pathétique,
cet Ubu grotesque et terrifiant. Il aurait été sain qu’il fût jugé puis qu’il
terminât ses jours dans une geôle, une de celles dans lesquelles il a jeté tant
et tant d’opposants ou de simples citoyens sans autre forme de jugement.
Il en a été autrement. Dont acte.
Le premier procès qui permit à l’humanité de clore un
chapitre sanglant de son histoire fût celui des criminels nazis à Nuremberg.
Churchill qui redoutait que ce qui restait du régime Hitlérien ne transforme la
cour en une tribune politique, à l’instar de ce que fit Hitler après le putsch
de la brasserie du 8 Novembre 1923, était partisan de les liquider derrière une
grange, une balle dans la tête de chacun. Roosevelt poussa pour qu’un procès se
tienne, avec les risques évidents que cela comportait. La civilisation en est
sortie grandie. Cela a également permis à l’Allemagne de se reconstruire et de
réaliser son travail de mémoire indispensable.
Au cours de ce procès il fut tenté de déterminer les responsabilités de chacun
dans l’holocauste qui venait de se dérouler, et notamment dans le génocide
effroyable dont le peuple juif avait été victime. Un des problèmes était que ni
Hitler, ni Himmler ne furent jugés car ils s’étaient suicidés au début du mois
de mai 1945. Goebbels également s’était suicidé, et Bormann pour sa part fut
jugé par contumace car introuvable. Néanmoins les deux derniers n’avaient pas
de responsabilité directe dans ce qui était appelé la « solution finale du
problème juif ».
De prime abord, lorsque j’ai pris conscience de ce qui s’était passé au cours
de cette période, mon premier réflexe fut de dire « tous coupables, tous
responsables ». Puis, mes recherches s’approfondissant, je me suis
longtemps posé la question de comment cela a pu être possible ? Comment la
bestialité humaine avait pu être à ce point formalisée, structurée, organisée,
planifiée et enfin industrialisée ? Alors j’ai abordé cette tragédie
barbare sous tous les angles qui me semblaient possible. La ségrégation, puis l’exclusion
de ce qu’ils appelaient « le corps de la nation allemande » des
juifs, jusqu’à la constitution des unités mobiles de tueries, les sinistres
Einzatsgruppen et enfin la solution finale proprement dite. Tous les allemands
ont une part de responsabilité, c’est évident, néanmoins tous n’ont pas le même
degré de culpabilité à assumer, heureusement d’ailleurs !
Il aurait été intéressant qu’il y ait un procès d’Heinrich Himmler
car c’est lui qui porte la plus grande part de responsabilité dans la
destruction des juifs d’Europe. Il va sans dire que le procès d’Hitler lui-même
aurait été l’acmé du processus de réparation, et qu’en tant que despote absolu
de ce système il était également totalement responsable du massacre de plus de 6
millions d’hommes, femmes et enfants qui n’avaient commis d’autres crimes que
celui d’être juif. Il n’existe aucun ordre écrit formel d’Hitler concernant la
Shoah. Il n’a d’ailleurs jamais été visiter un camp de concentration ni assisté
à une séance de tuerie de masse. En sa présence il était d’ailleurs totalement
proscrit d’aborder le sujet en des termes trop explicites.
Je m’arrête un instant pour narrer une anecdote frappante qui met en scène
Hitler, Baldur von Schirach et son épouse. Schirach était le chef des jeunesses
hitlérienne, pur produit du système et intime d’Hitler. C’est à lui notamment
que l’on doit la célèbre formule « quand j’entends le mot culture je sors
mon révolver ». Il fut jugé à Nuremberg et écopa de 20 ans de prison. Il
semble qu’il ait fait son examen de conscience et qu’il prit conscience de la
folie du peuple allemand qui avait porté Adolf Hitler au pouvoir. La scène se
passe en 1942 ou 43 je ne sais plus trop, mais en tout cas la situation
militaire de l’Allemagne devient de plus en plus tendue et la guerre semble
irrémédiablement perdue. C’est à cette époque que la furie antisémite atteint
son apogée. Vu qu’ils n’avaient plus rien à perdre ils se déchainèrent contre
les juifs sans aucune mesure. Mais nous y reviendrons. Les déportations, à
cette époque, s’amplifient et Goebbels, Gauleiter de Berlin, a obtenu l’autorisation
de liquider les derniers juifs vivant encore dans son Gau. C’est pourquoi les
rafles se multiplient et désormais les SS ne prennent même plus la peine de les
faire le matin avant que les citoyens ne soient révéillés, ils raflent au vu et
su de tous. L’épouse de Schirach est alors témoin d’une rafle et s’émeut de la
brutalité avec laquelle sont traitées deux jeunes femmes juives embarquées vers
Auschwitz ou la mort les attendaient. Choquée, elle veut en toucher deux mots à
Hitler. On notera à ce moment-là à quel point, même en 1942, les allemands
refusaient de voir la réalité et s’ils étaient désireux de se débarrasser
des juifs ils ne voulaient pas savoir comment, ni ce qu’il advenait d’eux. Ne
pas voir c’est un peu ne pas savoir. Ce voile de pudeur posé sur la sauvagerie
nazie a quelque chose de pathétique bien que totalement compréhensible.
Donc elle veut en toucher deux mots à son cher Führer. Baldur veut l’en
dissuader, il connait bien le dictateur, mais rien n’y fait et ils se rendent
donc tous les deux dans la demeure d’Hitler. A l’écoute du tableau que brosse
la jeune femme sa réaction est sans appel. Il éructe que la situation militaire
est bien mal engagée, que le pays court à sa perte et qu’eux s’émeuvent du sort
de deux juives ? Les deux courtisans se retrouvent alors en disgrâce et
plus jamais ne reverront Hitler.
Pourquoi cette anecdote ? Simplement pour exprimer le fait qu’Hitler
savait parfaitement qu’il avait donné un blanc-seing aux SS afin d’exterminer
les juifs mais qu’il ne voulait pas entendre parler des détails. Est-ce que ça
peut le dédouaner d’une quelconque responsabilité ? Assurément non.
Définitivement non !
Mais alors comment déterminer les responsabilités de ces abattoirs humains qui
employaient des milliers de personnes ?
Vers la fin de la guerre, au moment où elle semble perdue pour les nazis, les
partenaires des allemands (Italie, Hongrie, Roumanie, Danemark, France etc.)
sentent que le vent étant en train de tourner ils mettent moins d’ardeur au
combat. Comment alors ressouder cette coalition et mettre au pas ces insolents ?
Et bien si la guerre semblait perdue sur le plan militaire, il y avait une
guerre qu’ils étaient malgré tout en train de gagner, c’est celle menée contre
les juifs. C’est alors que les déportations dans tous les pays alliés de l’Allemagne
s’amplifièrent incroyablement. De manière on ne peut plus explicite Hitler et
Himmler déclarèrent à leurs alliés qu’ils s’étaient trop salis les mains avec
les juifs et qu’ils n’avaient donc aucune porte de sortie. Trop impliqués pour
s’en sortir ils devaient rester aux côtés de l’Allemagne jusqu’à la fin.
C’est habile. Monstrueusement habile.
Il en alla de même avec les dirigeants allemands. Au cours d’un discours resté
funestement célèbre, prononcé par Himmler le 4 Octobre 1943 à Poznan, le
Reichfhürer-SS ne dit rien d’autre que cela. Il posa la question de savoir ce
qu’il fallait faire des enfants et des femmes ? Il y répondit en arguant
qu’il ne se voyait pas tuer les hommes et laisser de futurs vengeurs dont ses
enfants et petits-enfants auront à subir les foudres lorsqu’ils seraient en âge
de se battre. Il endossa alors la responsabilité de tuer également les femmes
et les enfants.
Mais s’il endossa la responsabilité il prit soin d’y impliquer tous ceux qui
étaient présents. En disant « Les gars vous êtes mouillés autant que moi,
alors si vous tombez aux mains des américains vous êtes certains d’y laisser
votre peau. Ça n’est plus une histoire de militaire et de convention de Genève,
on est des barbares. Je suis un barbare. Vous êtes des barbares. Il n’y a
aucune échappatoire » il soude les dirigeants autour, non pas d’une idée
ou d’un programme, mais bel et bien en les rendant complices de meurtres.
Ce processus volontaire de responsabilisation des alliés de l’Allemagne ainsi que des dirigeants encore en place a certainement prolongé la guerre de plusieurs mois et fait des milliers de morts qui auraient pu être évitées.
Ils étaient alors pieds et poings liés. Les timides et fugaces velléités de renverser le régime furent étouffées extrêmement facilement. La responsabilité incombait à l’Allemagne entière, la culpabilité était désormais parfaitement répartie entre quelques centaines d’hommes.
Le procès de Nuremberg fut, de fait, imparfait. On ne
pouvait juger les responsables directs de la solution finale. A l’inverse d’Hitler,
Himmler, lui, avait visité nombre de camps d’extermination, inspecté des
chambres à gaz, il assista même à un massacre perpétré par les unités mobiles
de tuerie (il ne put réprimer un violent vomissement de dégoût au cours de l’opération)
comme celui de Babi Yar par exemple. C’est à Babi Yar que furent exécuté pas
moins de 33 000 hommes, femmes et enfants pendant plusieurs jours et
plusieurs nuits. Il est impossible de réaliser ce que ça représente, ce que ça
signifie…pas étonnant que même Himmler ne le supportât pas.
Il aurait été utile à l’humanité de pouvoir juger Himmler. Si les responsables
de la répression intérieure et du sauvage état policier Allemand furent bien
présents et jugés à Nuremberg, les SS aux mains couvertes du sang des juifs n’y
étaient pas.
Juger pour comprendre, pour apprendre. Juger, non pas pour
se venger, mais pour simplement rendre justice. Si tant est que cela puisse être
possible concernant la Shoah.
En jugeant Himmler nous aurions pu déterminer plus rapidement, plus
précisément, plus efficacement également les niveaux de culpabilités qui
étaient ceux des acteurs principaux de cette monstrueuse page de l’histoire de
l’humanité. En jugeant Himmler nous aurions pu juger ceux qui avaient accepté d’être
entrainé dans cette folie, qui furent badigeonné de sang afin qu’ils soient
liés à jamais au génocide.
La justice n’est pas la vengeance, c’est une lapalissade, j’avoue, mais hier encore en voyant les images de Kadhafi supplicié cette maxime m’est revenue en plein.
J’espère que nous saurons juger Bachar El Assad, j’espère
que la justice sera plus forte que la vengeance.
Mais je n’y crois pas un instant…
Bonne journée et surtout HASTA SIEMPRE CAMARADES !!!
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